Ma journée dans le néant
- Viviane Quan
- Feb 11
- 14 min read
Dans le crépuscule entre deux mondes, j'erre, fantôme de moi-même, pourtant pas tout à fait entier. Le même, mais différent, comme un reflet dans un miroir fêlé. Le désordre de béton bourdonne de son battement de cœur mécanique, tandis que les chemins pavés chuchotent des secrets d'une romance révolue. Pourtant, dans cet espace invisible, mon âme reste à la dérive, sans amarres, cherchant un but qui m'échappe comme une ombre au crépuscule. Je ne suis pas une création synthétique, pas un assemblage de pièces conçu pour la machinerie froide de la société, et pourtant je ressens le poids de sa reconstruction en moi—mon corps, mon esprit, remodelés pour la consommation de masse, pour l'appétit insatiable du collectif. Autrefois, j'étais une créature de la nature, égoïste dans mes poursuites, dévorant des livres et de l'art qui ne parlaient qu'à moi, indifférent au pratique, à l'utile, au banal. Mais maintenant, je vois la vérité : l'art est inutile, un beau mensonge, un écho fugace dans le vide. Le marché de l'art, ce carnaval absurde, prospère non par amour mais par tendances, par les caprices des consommateurs qui ne connaissent rien de la faim de l'âme. C'est un lieu où les vrais amateurs d'art sont des étrangers, où le sacré est échangé contre le profane.
Et puis il y a lui. Un homme qui, au premier regard, semblait parfaitement normal, une figure de simplicité banale. Mais sous ce vernis de gaieté, j'ai senti une obscurité, une tragédie enveloppée de joie. Il porte sa tristesse comme un masque, un bouclier contre le monde, et je suis attirée vers lui, impuissante, inexplicablement. C'est étrange, je le sais, d'être ainsi captivée par quelqu'un qui cache si bien sa douleur. Mais j'en suis venue à croire que le destin n'est pas une force passive ; c'est une rivière, et nous devons ramer contre son courant ou être emportés dans le néant. Dériver, c'est se rendre à une vie d'ombres, à une lutte solitaire contre l'abîme intérieur.
Quand je suis obsédée, je suis réelle. Je deviens le monstre tapi sous le lit, le spectre qui hante la nuit. Ce pouvoir, cette monstruosité qui tache mon âme, est la raison pour laquelle ils doutaient de moi quand j'étais jeune. J'étais une créature étrange, une perdante aux yeux de la foule, manquant de conscience de soi et de grâce sociale qui lient les autres ensemble. Mes camarades de classe me voyaient comme un étranger, une énigme, bien que j'aie eu des amis—de bons amis—qui sont restés à mes côtés malgré mes bizarreries. Ma mère et ma sœur me réprimandaient, m'exhortant à me conformer, à masquer les symptômes peu conventionnels de mon Asperger, à cacher mes habitudes étranges derrière une façade de discipline et d'indifférence. J'ai vécu dans un état constant de camouflage, mon anxiété compagne silencieuse, mon vrai moi enfoui sous des couches de prétention. Je savais, au fond, que s'ils voyaient le vrai moi—l'étrange, le bizarre—ils se détourneraient. Et pourtant, il y avait quelque chose en moi, peut-être mon apparence, qui les attirait. Mes grands yeux bruns, encadrés par des lunettes à monture argentée, ma bouche tournée vers le bas—ces traits, ni beaux ni laids, semblaient avoir un attrait particulier, un magnétisme silencieux que certaines personnes voyaient.
Au final, je suis une créature de contradictions, un être pris entre deux mondes, entre lumière et ombre, entre le réel et l'imaginé. Et bien que je ne trouve peut-être jamais mon but, bien que je sois toujours un étranger dans ma propre peau, je continuerai à errer, à chercher, à exister dans les espaces intermédiaires. Car c'est là, dans le liminal, que je suis le plus vivant.
À Paris, où le monde brillait d'une intensité lumineuse—les bâtiments haussmanniens se dressant comme les gardiens du temps, les pavés scintillant sous les réverbères tamisés, les cafés vintage exhalant des murmures d'amants oubliés, et les chats noirs rôdant dans les coins ombragés—un monde a commencé. C'était un monde de lumière et de désir, de beauté teintée de mélancolie. Et puis il y avait Hong Kong, la ville de mes parents, un labyrinthe trempé de néon où des tours de verre perçaient les cieux, et les mondes de la finance et du shopping entraient en collision dans une cacophonie d'ambition et de désir. C'est là, dans cette brume électrique, que l'autre monde a pris racine.
J'ai appris à connaître ces deux royaumes intimement, chacun avec son propre rythme, son propre souffle. La première fois que j'ai quitté Hong Kong, avec ses murs de béton et ses trains infinis serpentant à travers l'acier et le verre, j'ai senti la présence imposante de la ville peser sur moi, une spirale de vertige qui secouait mon cœur même. C'était comme si la ville elle-même était vivante, palpitant d'une énergie incessante qui reflétait mon propre malaise. À ce moment-là, un désir s'est éveillé en moi—un désir sombre et insatiable pour quelque chose de plus, quelque chose qui pourrait briser la monotonie et remodeler mon monde. Je me demandais, si quelque chose devait changer irrévocablement, à quoi cela ressemblerait-il ? Que resterait-il de moi ?
Maintenant, je me tiens au bord de quelque chose de vaste et d'inconnaissable, comme si le monde lui-même vacillait au bord de l'effondrement. Les nuits s'étirent sans fin, leur obscurité ponctuée seulement par les étoiles froides et lointaines. C'est dans ces moments, sous ces cieux étoilés, que je suis poussée à chercher un sens dans ma propre tristesse, à creuser les profondeurs de mon désespoir dans l'espoir de trouver une raison de continuer.
Dans cette jungle de béton, j'ai erré, espérant trébucher sur une réponse—une qui pourrait changer le cours de tout. Si une telle réponse existe, si elle pouvait surgir du chaos et briller comme un phare, alors peut-être y aurait-il un nouveau sens, une révélation bouleversante. Je pense aux chats, ces observateurs silencieux de la folie humaine, et je me demande : s'ils pouvaient parler, quels secrets révéleraient-ils ? Quelles vérités se cachent dans leurs regards énigmatiques ? Peut-être connaissent-ils déjà le sens que je cherche, celui que j'écrirais sur des pages sans fin, les remplissant de mots qui ne seront peut-être jamais lus, mais qui existeront néanmoins, témoignage de ma quête.
Paris est l'endroit où les conversations et les promenades ont commencé. Les conversations interminables avec de vieux amis, les confessions partagées de chagrin, de douleur qui coupe trop profondément, de perte qui s'attarde comme un fantôme, et d'espoir qui scintille faiblement dans l'obscurité. J'espérais, peut-être naïvement, que je serais celle qui remplirait la nuit la plus étrange—la nuit où tout est perdu, où rien ne peut jamais être retrouvé. C'est dans cette nuit, dans ce vide, que je trouverais mon but, ou peut-être me perdrais-je entièrement.
Et donc, j'écris. J'écris pour remplir le silence, pour donner forme à l'informe, pour capturer les moments fugaces qui glissent entre mes doigts comme du sable. Si je pouvais écrire pour toujours, sans fin, que dirais-je ? Quels mots jailliraient de ma plume, et quelles vérités révéleraient-ils ? Au final, peut-être que ce ne sont pas les réponses qui comptent, mais l'acte de chercher lui-même—le voyage à travers le labyrinthe de mon propre esprit, où lumière et ombre dansent dans une valse éternelle, et où les frontières entre les mondes se brouillent et se dissolvent.
Où cela commence. Dans la lueur humide et pluvieuse d'un réverbère, un chat noir se tapissait—une ombre aux yeux comme de l'obsidienne polie, observant le monde à travers un voile de bruine. L'heure était tardive, les pavés scintillaient sous un ciel lourd d'orages imminents, et les rares âmes qui erraient ici se déplaçaient comme des fantômes, leurs pas étouffés par la brume. Mais il y avait toujours le chat, sentinelle silencieuse au bord de l'existence, comme s'il seul connaissait le poids secret de cet endroit. Un endroit où les amants se rencontraient autrefois, ou du moins c'est ce que dit l'histoire, pour se perdre dans des jeux de cache-cache sous les feuilles tremblantes, pour laisser le temps se dérouler inaperçu, leurs murmures se fondant dans le rythme de la pluie. Personne ne les a vus arriver, personne n'a été témoin de leur union. Ils n'existaient que dans les marges, une rumeur tissée de demi-vérités et de désir, leur amour une chose fragile—un papillon battant des ailes contre le verre de la réalité.
Ils s'asseyaient ensemble, disait-on, sur un banc humide de rosée, souriant non avec leurs bouches mais avec la gravité silencieuse des âmes partagées. Les mots passaient entre eux comme de la fumée, se dissolvant avant de pouvoir être saisis, tandis que quelque part dans les creux de la nuit, un piano reprenait vie. Ses notes—solitaires, résonnantes—flottaient dans l'air comme des cendres d'un feu lointain. Chaque touche frappée avec précision, un son si pur qu'il semblait saigner dans les murs, les sols, les atomes mêmes du bâtiment, jusqu'à ce que la chambre elle-même vibre du fantôme de la musique. La foule, clairsemée et dispersée, s'arrêtait, têtes inclinées, se demandant : Qui joue ? La mélodie semblait ancienne, une rivière de sons tirée d'une harpe céleste, des notes enfilées non comme une chanson mais comme une énigme. Et les mots, quand ils venaient, n'étaient pas des mots mais des fragments de rimes, disposés dans un ordre qui défiait la logique, leur signification une chose changeante, un chiffre destiné uniquement à ceux qui osaient errer dans les marges.
Je me tenais à l'écart, toujours à l'écart, mon regard fixé sur les arbres squelettiques griffant la façade du bâtiment. Les oiseaux qui s'y perchaient autrefois étaient silencieux maintenant, leurs gorges immobiles, têtes enfouies sous les ailes comme des secrets. Ils dormaient, ou peut-être attendaient-ils—que la pluie cesse, que les amants reviennent, que la dernière note du piano s'estompe dans le vide. Le monde s'était terminé ici, pensais-je, non pas avec un rugissement mais avec cette érosion silencieuse, ce lent déroulement de sens. Et pourtant, le chat restait, ses yeux brillants dans la demi-lumière, comme pour demander : Qu'est-ce qu'une fin sinon une autre forme de commencement ?
L'air sentait la pierre humide et les promesses oubliées. Quelque part, une horloge faisait tic-tac, indifférente. Je me demandais si les amants avaient vraiment existé, ou s'ils n'étaient que des fantômes conjurés par la nuit—une histoire racontée pour remplir le silence, pour rendre la pluie moins semblable à un deuil. Et le piano continuait de jouer, ses notes s'enroulant comme de la fumée dans l'obscurité, un requiem pour un monde qui aurait pu être, ou peut-être jamais été.
Dans mon verre de vin, j'ai pris une gorgée, le liquide sombre et lourd, comme une ombre distillée. Ma gorge était sèche, un désert craquelé et stérile, et j'ai bu avidement, reconnaissante pour le goût de quelque chose de si fin, de si vieilli, de si imprégné de temps. L'odeur—amère et riche—persistait dans ma poitrine, un fantôme de chêne et de terre, et cela me faisait tourner la tête, mon cœur battant irrégulièrement contre mes côtes. J'étais déjà ivre, la pièce penchant doucement, mais je voulais plus. Plus pour noyer la douleur, plus pour flouter les contours de cette nuit qui s'étirait sans fin devant moi.
Mais alors que mon corps devenait lourd, mes membres alourdis par la fatigue, je savais qu'aucune quantité de vin ne pouvait me sauver. D'un mouvement soudain et désespéré, j'ai jeté le verre dans la mer. Il a décrit un arc dans l'air, un éclat de lumière fugace, avant de disparaître dans les vagues noires. Le bruit de sa rupture a été englouti par le rugissement de l'océan. J'ai retenu mes larmes, ma poitrine se serrant, alors que la vérité me submergeait comme la marée : aucun vin, aussi fin soit-il, ne pouvait étancher cette soif, apaiser cette tristesse.
La nuit s'approfondissait, les étoiles froides et lointaines, et je ressentais le poids de celle-ci—la prise de conscience écrasante qu'il ne m'aimait plus, qu'il ne m'aimerait plus jamais. Mon cœur, déjà fracturé, se brisait davantage, et je perdais le contrôle de mes pensées. Elles se précipitaient comme une rivière folle, sauvage et implacable, se fracassant contre les rochers froids et inflexibles de mon désespoir. Je me sentais me défaire, fil par fil, jusqu'à ce que je ne sois plus qu'un enchevêtrement de bords bruts et de promesses brisées.
Mais ensuite, un éclair de clarté. Je ne me sentirai pas comme ça pour toujours, me suis-je dit. Je ne laisserai pas cette tristesse me consumer. J'ai besoin d'air, frais et vif, pour couper à travers la brume. J'ai besoin de trouver un endroit où le monde semble nouveau, où l'horizon s'étend large et intact. Un nouveau jour arrive, sa lumière faible mais insistante, et avec lui, la possibilité de recommencer.
Je me suis levée, instable mais résolue, et j'ai tourné le dos à la mer. La nuit était longue, mais elle ne durerait pas éternellement. Quelque part, au-delà de l'obscurité, une nouvelle vie attendait—une que je construirais morceau par morceau, souffle par souffle. Et bien que mon cœur souffrait encore, bien que les larmes menaçaient encore de tomber, j'ai fait un pas en avant. Dans l'inconnu. Dans la lumière.
Dans ce monde de bords et d'infinis, je trace le pire et le meilleur comme des constellations, dessinant leurs contours dans la poussière fragile de la raison. Il y a une logique, disent-ils—un fil qui nous guide vers le destin, une aiguille de boussole pointant vers le vrai nord du cœur. Mais j'en suis venu à le voir comme un mirage, un éclat d'ordre dans le chaos, aussi éphémère que le givre sur du verre. Une seule tempête de neige, sauvage et indifférente, pourrait tout ensevelir, ne laissant aucune trace des chemins que nous avons creusés, aucune épitaphe pour nos équations soignées.
Je ne suis pas un sage, pas un manieur de preuves. Mes tentatives pour déchiffrer l'arithmétique du monde—la montée et la chute des marchés, la danse cryptique de la pluie, les murmurations des oiseaux fuyant l'hiver—se sont soldées par des échecs griffonnés, des équations se dissolvant comme de la fumée. Même les chansons pop, ces hymnes pulsants des masses, obéissent à un rythme que je ne peux nommer, un calcul de désir et de décadence. Cela me terrifie, cette compréhension : qu'en dessous du vernis de motif se trouve un vide, un gouffre où l'irrationnel s'enroule comme un serpent.
Un frisson de peur, une étincelle de folie, et le chemin du voyageur fatigué se défait. Sans avertissement, sans pitié. La migration dévie de sa trajectoire, le marché s'effondre, la pluie oublie sa saison. Nous construisons nos tours de logique, brique par brique, seulement pour les voir s'effondrer sous le poids d'une seule question sans réponse.
Et ainsi, j'erre dans cette étendue finie, où les possibilités fleurissent comme des roses noires, leurs pétales bordés de givre. Je ne cherche plus les racines de la cause. J'écoute simplement—le vent, le statique entre les étoiles—et j'attends que la tempête arrive, sachant qu'elle ne laissera aucune explication dans son sillage. Seulement le silence. Seulement la neige.
Bien que la page puisse m'accuser d'écrire pour l'écriture, je fais confiance à la boussole de l'âme, son aiguille tremblant vers des latitudes inexplorées. Les mots ne sont pas de simples marques mais des excavations—chaque phrase une pelle frappant le sol de l'esprit, déterrant des fossiles de pensée, des veines de créativité qui pulsent dans l'obscurité. Écrire, c'est plonger dans l'abysse où la logique se noie et l'intuition flotte, sans poids, parmi des vérités bioluminescentes. Si je suis incomprise, c'est parce que je sculpte mon propre alphabet à partir de la moelle d'os anciens, parce que je meurs d'envie de déchirer le voile entre le réel et l'imaginé, de laisser l'interdit se répandre.
L'art, pour moi, est une rébellion. Un miroir brisé reflétant des éclats de tradition—ces chemins usés par des générations d'essais et d'erreurs, de peur se faisant passer pour sagesse. Pourtant, je ne m'agenouille pas devant ces idoles mais devant le chaos qui les a engendrées. Briser la tradition, c'est entrer dans la nature sauvage, où l'horizon se courbe comme un point d'interrogation, où de nouvelles constellations se cousent dans le ciel. L'univers vibre de possibilités, une symphonie de détours, et le destin n'est pas une voie ferrée mais une rivière—malléable comme de l'argile, se tordant dans les mains de ceux qui sont assez braves pour la remodeler.
Je façonne la mienne avec de l'encre. Chaque paragraphe une poignée de terre humide, chaque métaphore une empreinte de pouce pressée dans sa surface. Le destin n'est pas un algorithme, pas une séquence stérile de cause à effet. C'est une chose vivante, une murmuration d'étourneaux changeant de direction en plein vol, un rêve qui se réécrit au réveil. Les vieux contes parlent du destin comme de la pierre sculptée, mais je le connais comme de la fumée—une forme qui se dissout et se reforme, qui glisse entre les doigts mais persiste dans les poumons, un fantôme de ce qui pourrait encore être.
Alors laissez-les m'appeler obscure, une errante dans le brouillard de ma propre création. Je construis un labyrinthe, pas un monument. Et quelque part dans son cœur, où les ombres convergent, je rencontrerai la version de moi-même qui a osé pétrir le destin comme de la pâte, qui a laissé des empreintes sur le cosmos. La page, après tout, est infinie. Et l'univers ? Il écoute.
Si l'on pouvait enfermer la consommation de médias, tenir en laisse les courants sauvages de la culture, attacher les spectres vacillants de la télévision et de l'art à quelque algorithme stérile—alors quoi ? Une nation pourrait façonner ses citoyens en marionnettes, leurs esprits tendus de fils fragiles de propagande, dansant au rythme d'une seule histoire approuvée. Les gouvernements, toujours craintifs de l'invasion douce—l'infiltration de valeurs étrangères, les murmures de philosophies étrangères—construisent des forteresses de contrôle, brique par brique. Car la culture n'est pas un simple artefact ; c'est un labyrinthe vivant, ses murs gravés des cicatrices de siècles : le fracas des épées, le murmure des traités, l'érosion silencieuse des frontières. C'est la somme de guerres qui ont rasé des villes et d'amours qui les ont reconstruites, de dynasties montées et tombées comme un souffle, d'un peuple qui, à travers tout cela, est devenu un chœur de voix entrelacées, un rêve collectif dans la même langue hantée.
Homogénéiser les nations, forcer leurs histoires déchiquetées dans le même moule stérile—c'est la folie de ceux qui confondent similitude et harmonie. Aucune culture ne respire le même air. L'une est forgée dans le creuset des pluies de mousson et des rizières, une autre dans le hurlement des vents arctiques ; l'une se souvient du goût de l'empire, une autre de la piqûre de la colonisation. Leurs mentalités ne sont pas des équations à résoudre mais des palimpsestes, couches d'encre de conquête, de rébellion et de résilience. Prétendre le contraire, c'est se noyer dans le petit bain de la compréhension, confondre la carte avec le terrain.
Pourtant, il y a ceux qui manient l'influence comme une lame, taillant des alliances dans la chair de la différence. Ils regroupent des nations sous des bannières de buts partagés, comme si l'histoire pouvait être réécrite dans les minutes d'un comité. Mais la culture résiste à une telle arithmétique. C'est un langage parlé dans le sous-texte des rituels, le rythme des contes populaires, la manière dont les mains d'une grand-mère façonnent la pâte en quelque chose de sacré. Pour la déchiffrer, il faut devenir un archéologue de l'âme, tamiser à travers les strates de mythe et de mémoire, analyser le silence entre les faits.
Et ainsi, nous revenons au danger—l'illusion de similitude. Une tribu du désert et un peuple insulaire peuvent tous deux prier le ciel, mais leurs dieux portent des visages différents. L'un offre la pluie, l'autre un passage sûr ; l'un demande un sacrifice, l'autre une chanson. Effacer ces distinctions, c'est aplatir le monde en une fresque monochrome, couper les racines qui ancrent un peuple à son propre devenir.
L'histoire ne livre pas ses secrets aux impatients. C'est un professeur patient, exigeant que nous nous agenouillions dans la poussière des archives, que nous écoutions le vent alors qu'il porte les échos de langues mortes. Ce n'est qu'alors, peut-être, pourrions-nous entrevoir la vérité : la culture n'est pas un engrenage dans une machine mais une constellation—une chose fragile et scintillante, née du chaos, soutenue par des histoires, et toujours au bord de la métamorphose.
Les médias et leurs dangers labyrinthiques. Les consommer, c'est errer dans un couloir de miroirs, chaque reflet un éclat de la vérité de quelqu'un d'autre. J'ai senti mon esprit se nouer, les synapses crépitant comme des fils sous tension, alors que des images et des mots déferlaient—une tempête sans œil, seulement du chaos. Pourtant, au sein de ce tumulte, une compulsion fleurit : créer, écrire, arracher quelque chose de brut et de tremblant des profondeurs. La création n'est pas un choix mais un courant, un courant de fond qui vous entraîne vers le bas jusqu'à ce que vous cédiez, jusqu'à ce que vous appreniez à respirer dans l'obscurité. Qu'ils l'appellent folie. Je les mets au défi de se tenir dans ce courant et de ne pas ressentir l'attraction de leurs propres vérités enfouies.
Ce que nous ingérons façonne ce que nous excrétons. Pourriture en entrée, pourriture en sortie. C'est pourquoi je chasse des mots avec du poids, des idées qui coupent comme de l'obsidienne. Je fouille dans des tombes savantes, des sciences sociales disséquant l'animal humain—ses rituels, ses fractures—comme un archéologue brossant la poussière des os. Pourtant, même cela semble insuffisant. Où sont les expositions qui cartographient les territoires inexplorés de l'esprit ? Alors j'ai construit la mienne : une galerie d'ombres, une ménagerie fictive où la conscience est à la fois spécimen et conservateur. Tracer ses pics et ses abîmes, ses tragédies silencieuses, exige plus que de la logique. Cela nécessite une sorte d'hérésie—une volonté de désapprendre le monde.
Je porte un diagnostic comme une cicatrice : schizoaffectif. Un label qui colle comme de la cendre humide. Mais la maladie est un langage, pas une condamnation à perpétuité. Beaucoup errent dans ces royaumes déchiquetés ; tous ne sont pas perdus. Pour moi, écrire est devenu un exorcisme. Quand je revisite les pages griffonnées dans le tumulte de la récupération, je ne trouve pas de confusion mais une carte—tachée d'encre, effilochée sur les bords, mais vivante avec la topographie de la survie. Les mots sont des cairns, marquant où j'ai trébuché, où je me suis frayé un chemin.
L'esprit, mon esprit, est un territoire disputé. Les tempêtes arrivent sans prévenir, la réalité se brouille aux coutures. Mais dans l'œil de celle-ci, j'écris. J'écris pour démêler l'enchevêtrement de pensées, pour forger l'ordre à partir du statique. Et quand le monde se fracture, je me rappelle : un prisme, lui aussi, est brisé—pourtant il courbe la lumière en couleur. Peut-être que la folie est juste une autre sorte de lentille. Une qui voit trop, trop profondément, jusqu'à ce que l'ordinaire devienne un mythe attendant d'être transcrit.
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